Danser en Corset

« Danser en corset »

Contrainte et liberté d’être : un paradoxe (art-)thérapeutique ?

 

« L’humain a besoin de borner son espace de création. » Aristote

 

Combien de fois, vaincus et las d’un étranglement quotidien, ne nous-sommes nous pas effondrés dans un canapé mou, rêvant d’ailleurs affranchis des enfants, des parents, des impôts, des courses, des lessives, des factures, du boulot, des lois, du fric, des flics, des ci, des ça, de tous ces trucs et ces machins qui nous ont donné un jour envie de hurler, de s’arracher et de s’extraire ?

Combien de fois n’avons-nous frémi d’angoisse à l’écoute d’un corps soudainement devenu vulnérable et incontrôlable ?

Combien de fois n’aurions-nous donné jusqu’à notre ultime chemise pour échapper à tous ces carcans, obligations, appels à l’ordre, directives, consignes, entraves, corsets, jougs, pressions, compressions et autres contraintes ?

Et pourtant

Qui et que serions-nous sans peau, sans limites, sans contenant, sans tenue, sans colonne vertébrale, sans repères. Sans cadre.

 

La contrainte génère a priori, dans sa définition usuelle[1] et son étymologie[2]-mêmes, une sensation d’assujettissement, d’enfermement, de broyage, d’absence de choix et d’obligation de se soumettre, voire de plier/ployer. Et l’insupportable idée de n’être plus qu’objet d’aliénations multiples.

Alors comment faire avec ça (Ça ?) ? Comment vivre avec ça, comment faire avec cette tension interne effroyable et advenir en tant que sujet, libre, là-dedans ? Dedans précisément, car les contraintes nous bordent et nous bornent, quelles qu’elles soient. Elles définissent un espace dans lequel nous avons à danser.

Ainsi, la perspective de présenter la contrainte comme un préalable à la création de sa chorégraphie personnelle m’a conduit à préférer la définition qu’en donnent la mécanique et la physique, à savoir la « considération des forces intérieures qui naissent dans un objet quand on le déforme ». Nous y reviendrons.

L’utilisation de la contrainte dans le champ artistique est bien connue, et presque évidente, en tant qu’elle est considérée comme un tremplin et un mécanisme essentiel dans le processus créatif. On parle ici de « contraintes libératoires » ou de « contraintes artistiques volontaires » car conscientes et auto-imposées, dont la typologie est multiple (formelles, spatiales, matérielles, thématiques, temporelles, de dispositif,…).

Ex : en littérature ; l’unité de lieu, de temps et d’action dans le théâtre classique ; le nombre de syllabes dans un alexandrin ; le lipogramme (dont le plus célèbre est La Disparition de G. Pérec, membre de l’OuLiPo[3])

En danse : improvisation sous contrainte (genoux pliés, mains dans le dos,…). Le danseur va ainsi sortir de son vocabulaire habituel pour tenter de nouveaux mouvements, et inventer un nouveau langage.

En théâtre : incarner un personnage, avec sa posture, son langage,…

En arts plastiques : pointillisme ; s’imposer une couleur (Mondrian), une forme (Viallat)

Un artiste plasticien rencontré récemment, lorsqu’il évoque son processus de création personnel, nous offre un témoignage intéressant sur la considération de la contrainte comme préalable nécessaire à un mouvement artistique/psychique progrédient.

«Je ne pourrais pas travailler plastiquement si je n’avais pas de contraintes. Je me perdrais complètement et risquerais de partir dans tous les sens sans aboutir à quelque chose d’intéressant. J’ai besoin de me coltiner à la contrainte car elle m’amène à libérer des possibilités et des potentialités pour créer de nouvelles choses à chaque fois, progresser, aller toujours plus loin. Jusqu’à saturation, jusqu’à la limite de cette contrainte que je me suis donnée, et alors je suis obligé de la transgresser et de m’en donner une nouvelle, pour aller encore plus loin dans l’invention des possibles et me renouveler. C’est un éternel recommencement, mais jamais le même, c’est un mouvement continu. Il y a une notion d’élévation.

(..) Il y a le temps de la créativité qui est  quasi permanent et qui ne semble avoir aucune limite, et le temps de la création qui me parait être beaucoup plus réduit, dû à certaines contraintes.

Il y a donc une contrainte de temps qui est importante dans tout travail artistique et contre laquelle on se bat toujours . Un temps qui passe trop vite pour des idées qui émergent en nombre . Une matière qui sèche trop vite ou trop lentement. Une proposition d’exposition dans les semaines à venir. La notion de temps peut revêtir une forme d’astreinte. (…)

Les contraintes que je me donne sont de plusieurs ordres. D’abord une contrainte de forme (…). Ensuite des contraintes matérielles (travail à l’encre, avec plume Sergent major, par exemple) et de dispositif (…). Je ne déroge pas à ces contraintes. En revanche les motifs différent à chaque fois, jusqu’à ce que mes idées de motif se soient épuisées. Alors je m’impose autre chose, obligation de me réinventer. C’est ainsi qu’en gardant la même forme je suis par exemple passé au bois et ai dû aller encore plus loin dans le processus de création. Il y a une progression dans le travail, devenu alors plus compliqué car il faut découper les formes non plus dans le papier mais dans le bois (toujours le même, de la même dimension, et de la même épaisseur) qui devait au préalable être poncé suffisamment pour pouvoir utiliser la plume. Il y a ainsi les contraintes que l’on s’impose et celles imposées par l’extérieur : pour des raisons économiques, le bois que j’utilise n’est plus vendu dans le commerce. Je pourrais m’arrêter, mais j’ai envie de chercher, et trouver, d’autres solutions pour garder le travail avec la même forme. Cela va m’obliger à créer d’autres choses.

La régularité dans le travail est nécessaire, sinon on lâche. Quand on se retrouve face au mur des limites de l’imagination, si tant est qu’il y ait des limites à l’imagination, on sait que c’est provisoire, car le travail et la régularité permettent de dépasser ce mur.»

 

Expérimenter de nouvelles formes, c’est aussi et ainsi s’approprier un geste essentiel qui va définir son propre style, son identité (artistique, certes, mais pas seulement. Humaine aussi, simplement.).

 

 

L’utilisation de la contrainte dans l’ouvroir d’un « coach artiste »

Dans les accompagnements, tels que nous les concevons parfois, la contrainte peut être à la base du dispositif mis à la disposition de la personne accompagnée. Aux termes « contrainte » et « consigne », nous préférons celui de « proposition », dont la portée symbolique est toute autre et autorise la personne à se positionner, en ayant le choix de refuser ou non de s’y soumettre, consciemment et volontairement. La « consigne qu’on signe ».

« Il est rare que les personnes refusent une proposition de travail. Si je propose une contrainte, qu’elle soit formelle, matérielle ou autre, c’est que la personne a déjà produit quelque chose où cette contrainte était présente, mais dont elle n’a pas forcément conscience. Alors je lui fais une proposition plus précise, plus claire pour elle. Ça se passe en général plutôt bien car je ne fais que pointer ce qui est déjà là. Si la personne bloque, ce n’est pas grave, c’est même intéressant car elle se positionne déjà en tant que sujet. N’empêche, dans le travail qui va suivre, elle retrouvera les mêmes formes, peut-être sans que ce soit moi qui lui propose, mais elle ira vers sa propre contrainte. On ne peut pas échapper à ce qui est au fond de nous, on ne peut pas tricher. A un moment, ça se révèle. Parfois donc, la contrainte n’est pas forcément recherchée, mais elle s’impose à soi, de façon fortuite.

Je n’ai jamais été confronté à une manifestation d’angoisse. Si je sens qu’une personne est bloquée devant une feuille blanche, il y a une solution simple : on « salit » la feuille, sans se poser de question, d’un trait de pastel, de fusain, ou n’importe quoi, et alors la feuille n’est plus un objet sacré. Cela renvoie alors peut-être à une feuille de brouillon, sur laquelle on pourra faire des choses formidables. Pour moi, il faut un premier geste. A partir de ce geste-là, tout est possible. Il amène à rêver, à penser à des tas de trucs et à figurer des choses qu’on n’aurait jamais pensé faire. 

C’est le rôle de l’art-thérapeute que d’accompagner la personne dans son propre processus de création (métaphore de sa transformation personnelle) et de la guider pour aller plus loin en créant peut-être d’autres limites, plus larges, et quitter ainsi la simple expression.»

Le principe est le même dans les ateliers « Corps en Je » et « Je de Mots », ouvroirs art-thérapeutiques basés pour l’un sur le travail corporel (dispositif élaboré à partir de théâtre, danse, clown, arts martiaux, méditation, yoga, recherche vocale) et pour l’autre sur l’écriture. Des déclencheurs d’implication en début de séance viendront désacraliser l’espace vierge, et permettront au patient de se centrer et d’aller contacter ses problématiques internes, ses instances secrètes.

« Dans un processus de création artistique personnel, on sait qu’on va pouvoir faire avec les contraintes que l’on s’impose soi-même, pouvoir évoluer avec elles, dans un cadre auto-défini et circonscrit par la contrainte qui va nous amener à certaines limites et nous permettre d’expérimenter ce que l’on ne sait pas. On sait que l’on va s’en sortir. Dans le cadre d’un atelier d’art-thérapie, c’est différent, la personne accompagnée ne sait pas si elle va pouvoir faire avec la proposition du thérapeute. La relation de confiance est ainsi primordiale. »

La mise en mouvement dans le processus de création implique donc un contrat implicite entre le patient et le thérapeute, un accord tacite et une confiance mutuelle : « Moi, patient, j’accepte d’aller avec toi un peu plus loin, vers quelque chose qui me fait peur et que je ne connais pas encore, j’accepte le cadre et les consignes que tu me proposes car je me sens en sécurité. » « Moi, thérapeute, je te fais confiance dans ta capacité à être, dans cet espace de création que l’on élabore ensemble, je sais que tu peux le faire » (expectation positive). L’un et l’autre jouent le Je(u) dans cette alliance thérapeutique et créent ensemble une intersubjectivité, une « conjonction transférentielle[4] », qui permettra au thérapeute d’être lui-même en état « d’inspiration », et de faire des propositions de consignes adaptées, issues des expressions et manifestations de la personne et permises par le « flux des réseaux associatifs partagés ». Des consignes stimulant l’imagination active et la spontanéité,[5] et permettant d’amorcer un processus de création artistique, métaphore d’un processus de transformation/recréation personnelle.

La contrainte, par l’espace délimité et contenant qu’elle crée, se fait alors protectrice, comme la peau délimite et protège le corps. Elle devient le mur sur lequel il est possible de s’appuyer pour aller regarder ce qui se trouve derrière, plus loin, pour ouvrir son champ de vision, son espace mental, les possibles et l’horizon.

Dans le cas contraire, avec des propositions inappropriées, on risque soit le blocage de la créativité (et donc l’aptitude de la personne à concevoir la réalité autrement), soit l’effet « double contrainte ». En effet, spontanéité et action de créer ne se décrètent pas et proposer aux personnes de créer spontanément et d’être spontanées relève d’une injonction paradoxale qui pourrait les conduire dans une impasse.

Un signal d’angoisse et une sensation de chaos intérieur peuvent aussi se déclencher parfois face à une page blanche, lorsque la personne est laissée sans repère, sans consigne face à ce vide, dans l’aspiration d’un gouffre terrifiant, où un soudain afflux pulsionnel massif lui semblerait incontrôlé et incontrôlable.

L’intérêt des « contraintes », dans la mesure où elles sont acceptées de façon consciente et volontaire par la personne en travail, par leur potentiel structurant et libératoire, est notamment d’aider à lever les résistances et de faire tomber, ou tout au moins d’assouplir, les mécanismes de défense, permettant ainsi une mise en mouvement psychique décelable assez rapidement.

Apprivoiser la contrainte, en séance, c’est aussi apprivoiser la force, au sens physique du terme. Il s’agit de jouer et détourner les lignes de force (faire avec la tension, la maîtriser, la dépasser), le poids, les attractions, et de se relier à soi et au monde, autrement.

Là encore, et peut-être plus encore dans une dimension de mise en mouvement psychique, la régularité du travail et de l’engagement dans le processus de création est essentiel.

 

Les potentialités thérapeutiques de la contrainte

Il serait certainement présomptueux d’affirmer et de clamer haut et fort les vertus thérapeutiques de la contrainte dans le champ du soin psychique, mais force est de constater que dans chaque atelier, pour chaque sujet créatif et créa(c)teur, un mouvement s’initie, si infime soit-il. Le mouvement d’un désir ?

La contrainte, en tant qu’elle est consciemment et volontairement subie et consentie, par sa dimension libératoire et la possibilité qu’a le sujet de la transgresser et de la tordre, permet de créer en son sein de nouveaux contenus et de nouveaux chemins, de quitter la doxa et le sens commun, et de subsumer les habituels modes de faire automatiques qui ne se posent aucune question. En stimulant l’imaginaire, elle élargit la palette des ressources disponibles et suscite un espace de métaphorisation et de symbolisation, clé du changement dans d’autres champs. Elle aide à penser « hors de la boîte » et à quitter les points de fixation et les engluements dans des mécanismes de répétition mortifères. Peut-être pourrions-nous même avancer qu’elle permettrait de passer des mécanismes de défense aux mécanismes de dégagement qui permettent progressivement au sujet de se libérer de la répétition, de ses identifications aliénantes et des parasitages surmoïques souvent paralysants[6].

En outre, la fonction contenante de la contrainte autorise, en plus d’un recentrage et d’un « rassemblement », l’activation et la décharge pulsionnelle et émotionnelle, ainsi que la sensation chez le sujet d’une possibilité d’auto-contrôle et de canalisation de ses pulsions, émotions et affects, en leur donnant une forme.

On assiste alors parfois à une libération de soi chez la personne accompagnée, avec une amélioration notable des forces de l’Ego et du sentiment d’efficacité personnelle grâce au vécu de dépassement de soi ainsi qu’une reconsidération de soi et une autre façon d’être au monde et de « se parler ». Une mise en mouvement du « JE ».

« Un ressenti très fort arrive au point de saturation, lorsque l’on se trouve face à ses propres limites, et qu’on va devoir, à ce moment-là, trouver quelque chose. Cette espèce de jouissance est justement là, au moment précis où on trouve ce quelque chose. C’est au moment de cette bascule entre l’état où on est à la limite et l’état où on est dans le « ça y est j’ai trouvé ». On ne se confronte pas pour rien à la contrainte, il faut y trouver son compte. C’est pour la force de ce ressenti-là que l’on continue, et que l’on s’en impose d’autres, pour cet instant où on se sent gonflé à bloc, pleinement vivant. »

La confrontation à la contrainte semble en effet permettre l’accès à des affects de plénitude, ainsi qu’à un relâchement de la tension interne en jeu pendant le travail, accompagné d’un sentiment profond d’auto-satisfaction, voire plus encore peut-être : un sentiment d’assomption. Le sentiment de se sentir advenir davantage en tant que sujet, libre, actant et désirant.

Nous pourrions parler de jouissance, mais peut-être plus précisément encore de jubilation, en ce sens que celle-ci a « l’innocence de l’enfance », qu’elle naît de la tension du désir, et qu’elle donne lieu au plaisir qu’elle instantialise sans angoisse. « La jubilation n’a rien à voir avec l’obtention d’une satisfaction. Jubiler n’est pas « jouir » d’avoir atteint la satisfaction du désir, mais « jouir » d’être, dans le désir, le sujet de celui-ci. C’est « jouir » d’être, au point de naissance du désir, son surgissement même[7]. »

Je reprendrais ainsi la définition de la contrainte utilisée en mécanique et en physique, en lui apportant une petite touche personnelle (rhéologie[8] psychique !) : « considération des forces intérieures qui naissent dans un sujet quand on tente de le déformer ». 

Ainsi donc la contrainte pourrait-elle, paradoxalement, nous ouvrir l’accès à notre liberté de sujet, créa(c)teur sculpteur, chanteur, danseur de sa vie.

Alors, dansons, maintenant.

Karine Plagnard

(art-thérapeute, coach  professionnelle, comédienne, danseuse, architexte)

[1] « violence qu’on exerce contre quelqu’un pour l’obliger à faire quelque chose malgré lui ou pour l’empêcher de faire ce qu’il voudrait » 

[2] Contraindre vient de « étreindre » (serrer, lier étroitement ensemble)

[3] OuLiPo : Ouvroir de Littérature Potentiel. Groupe réunissant des littéraires et des mathématiciens, dont le travail de création est basé sur l’utilisation de contraintes qu’ils considèrent comme un puissant stimulant pour l’imagination.

[4] Expressions empruntées à J.L. Donnet

[5] La notion de spontanéité en art-thérapie est primordiale car elle permet d’aller chercher les contenus inconscients et de les faire potentiellement entrer en contact avec le conscient.

[6] Les injonctions parentales, par exemple, peuvent être vécues comme des messages inhibiteurs empêchant le sujet d’advenir. Le fait de travailler avec des contraintes volontaires libératoires peut lui permettre de se rapprocher de son être propre en s’affranchissant de ce carcan intériorisé.

[7] Citation empruntée à Paul Audi dans Jubilations

[8] Rhéologie : Etude de la déformation et de l’écoulement de la matière sous l’effet d’une contrainte appliquée.

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